Aïdkoum Moubarak – Puissions-nous toujours trouver la force de rire !
Comme vous le savez peut-être, les musulmans fêtent aujourd’hui l’Aïd El-Fitr, qui marque la fin du Ramadan. A cette occasion, j’aimerais vous présenter mes voeux (plus originaux cette fois-ci) pour l’année à venir.
Jusqu’à ce jour, j’avais pour habitude de prier Dieu pour qu’il épargne de la maladie les membres de ma famille. Je vivais alors dans l’inquiétude permanente qu’ils soient victimes de souffrances auxquelles je ne puisse apporter aucun remède ; dans l’angoisse d’assister impuissant à leur lent enlisement ; dans la hantise qu’ils puissent un jour ne plus être là, auprès de moi. Puis les années ont passé, entrainant dans leurs sillages l’objet de mes prières enfantines. Malgré cela, j’ai continué à croire en Dieu et à implorer son indulgence. Je ne priais ni pour le salut de mon âme, ni pour la rédemption, ni même pour la paix dans le monde – j’espérais seulement que Dieu, s’Il existe bel et bien, veille à protéger ceux que j’aime. D’ailleurs, si je peux sans nul doute affirmer que je suis musulman par mes parents – qui m’ont inculqué la foi en Allah et l’amour du Prophète -, il se pourrait que je le sois également pour eux. En effet, si j’avais été seul, sans personne à aimer, je n’aurais probablement pas été croyant, ou alors d’une manière bien différente.
Je pressens toutefois que cette année à l’étranger m’a permis de gagner en sensibilité – plutôt qu’en « maturité » – ce que j’ai perdu en naïveté. Aussi suis-je désormais certain qu’il est vain, ou du moins secondaire, de vous présenter, à vous et à vos proches, mes meilleurs voeux de santé pour cette nouvelle année. Ce serait faire là, je crois, un souhait trop hasardeux ! En effet, tout au long de mes jeunes années, j’ai vu des personnes au mode de vie parfaitement sain être affligées des pires maladies qui soient ; j’en ai vues d’autres honorer Dieu par des prières et des aumônes quotidiennes et, malgré cela, quitter ce monde dans une souffrance indigne ; j’en ai vues, enfin, se battre avec acharnement contre leurs maux pour finalement échouer à les vaincre. Vraiment, c’est à n’y rien comprendre… L’Homme a beau réaliser toujours plus de progrès, il n’aura jamais le dernier mot dès lors qu’il s’agit de la Vie et de la Mort. Aussi devrions-nous laisser à Dieu le soin de disposer de notre santé comme bon lui semble (attention, ceci n’est pas un appel au non respect de la sacro-sainte règle du « mangez cinq fruits et légumes par jour »), et garder nos forces pour des combats que nous pouvons gagner. Si vous le voulez bien, j’en ai d’ailleurs un à vous proposer: celui du rire.
Voici une proposition qui, comble de l’ironie, vous semblera peut-être dérisoire. J’ai pourtant l’intime conviction que le rire est l’une des meilleures choses qui puissent nous arriver ici-bas. D’abord parce que nous n’avons à demander l’autorisation à personne pour l’exercer – à aucun prince, ni à aucun dieu -, mais aussi parce qu’il est un moyen mis aux mains de chacun pour faire face à ses démons intérieurs. Pour filer la métaphore guerrière, j’aime à penser du rire qu’il est à la fois l’arme, le bouclier mais aussi l’étendard de nos combats quotidiens.
Il est aujourd’hui admis par tous que le rire constitue une ressource redoutable pour qui sait le manier avec intelligence. Toutefois, si le rire doit être une arme, j’aime autant mieux l’imaginer scalpel que hachoir ! Il doit donc être exercé avec une constante bienveillance. Pour cela, je crois qu’il est important de savoir rire de soi pour espérer pouvoir rire des autres, et le faire avec justesse. Cela implique d’avoir une conscience intime de ses fragilités de manière à se défaire, par la suite, de ses arrogances. Du reste, le rire ne doit pas être mis au service d’intentions mesquines, cyniques ou sarcastiques, sans quoi il trahirait sa nature profonde. Comme je le disais, il est un scalpel mis à disposition de tous, libre donc à chacun de tailler dans le vif en aveugle – au risque d’aggraver des blessures, ou pis encore d’en créer – ou d’opérer avec prudence et minutie. Et si nous avons le choix, il est certainement préférable d’user du rire de manière à rassembler plutôt qu’à diviser: rire du Malheur, plutôt que des malheureux ; de la Maladie plutôt que des malades ; de la Différence plutôt que des personnes différentes – et de la Mort plutôt que des morts. Sans oublier pour autant toutes ces choses plus légères qui parsèment nos vies.
S’il est une certitude que mon séjour à l’étranger m’a permis de conforter, c’est que le rire est également un moyen de défense infaillible. Lorsque je me trouvais au Liban, j’ai ainsi été frappé par cette capacité qu’ont les habitants à rire de leur histoire, pourtant si douloureuse. De la même manière, j’ai vu des réfugiés syriens, parfois gravement estropiés et rarement âgés de plus de dix-huit ans, arborer des sourires incroyables sur des visages que je me représentais creusés par les larmes. Ces personnes ont cela de commun qu’elles ont eu à traverser des Enfers, bien terrestres ceux-là. Néanmoins, ceux qui ont eu la chance d’en sortir n’en sont pas revenus les mains vides, ils ont amené avec eux une flamme – l’ont-ils volée aux dieux celle-ci ? – qu’ils entretiennent pour le restant de leur vie (à moins que ce ne soit elle qui les entretienne, qui sait.). Cette flamme n’est rien d’autre que l’intuition qu’il est nécessaire de rire de tout, à commencer par les choses les plus douloureuses. En effet, le rire nous permet de gagner en distance avec nos malheurs, sans pour autant nous les faire oublier. Il n’est pas une négation de nos peurs ni de nos angoisses, il nous permet seulement de les accompagner, de nous les rendre plus douces – plus supportables. Ainsi, dans l’idée que je me fais du rire, celui-ci côtoie le fragile, le faillible et le délicat, il en est pour ainsi dire l’alliage. C’est d’ailleurs cette alchimie qui, à mes yeux, le rend si précieux.
L’idée saugrenue que le rire puisse également faire office d’étendard a émergé très récemment dans mon esprit fatigué, aussi espéré-je vous la rendre la plus accessible et intelligible possible. Je crois, en effet, que rire de ses malheurs c’est voiler – au sens de « préserver » plutôt que de « dissimuler » – une part douloureuse de sa vie tout en déclinant, paradoxalement, son identité profonde. Ce que je veux dire par là c’est qu’il est des personnes dont on devine l’amour qu’ils portent à la Vie à la seule manière qu’ils ont de rire de leurs malheurs. Pour ces gens là, nul besoin de longs discours humanistes: leurs rires ont valeur de profession de foi.
Il serait contre-productif, je pense, de vous ennuyer davantage avec mes bavardages. Après tout, je vous avais promis des voeux, et non le brouillon d’une mauvaise dissertation de philosophie, alors les voici:
Je vous souhaite à tous, indépendamment de vos croyances, de toujours trouver en vous la force de continuer à rire. Et lorsque vous aurez l’impression d’avoir, pour ainsi dire, touché le fond, souvenez-vous que d’autres avant vous ont éprouvé ce même sentiment et qu’ils ont trouvé dans le rire la plus improbable des échelles, la plus belle des mains tendues.